Chroniques de la possession
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Vendredi 10 juin 2022
Deux heure trente de Coupé cloué chez mon ami Jessy, le traiteur Guadeloupéen du Marché de l’Olive à Marx Dormoy dans le 18e entrecoupé du morceau en hommage à Nelson Mandela du chanteur haïtien Larose.
Je me suis régalé d’un rougail saucisse accompagné d’un gratin de patate douce, banane plantain, igname et lait de coco. Un vrai délice. A la Réunion ils n’ont qu’à bien se tenir. Aurèle qui travaille avec Jessy vient de me servir mon dernier verre de vin sucré. Il vient d’Espagne et nous en raffolons en Guadeloupe et Martinique. Dernier verre car mon Uber est à 15h, il est 12h30 et je dois encore acheter des vêtements qui ne soient pas noirs pour demain soir à La Réunion. Car Charles Chulem Rousseau m’a envoyé un audio ce matin : « Jean-François, tu es toujours en noir mais demain soir au Servis Kabaré, tu ne dois rien porter de noir. » Alors j’achèterai une tenue kaki. Jusqu’à la ceinture. J’aurai des chaussettes blanches et ma doudoune légère sera bleue marine car en hauteur à La Réunion pendant l’hiver austral il peut faire 10degrés. Charles fera un second audio sur ce point.
Aujourd’hui, alors que je n’ai pas fermé l’oeil durant les onze heures de vol, je devrai me coucher à plus de 6 h du matin, demain. Car le Servis Kabaré dure 24 heures, de 6h du matin à la même heure le jour d’après. Il faut assister à un Kabaré jusqu’au bout pour ne pas attirer à soi des soucis avec les ancêtres. Alors que j’arrive à l’aéroport la cérémonie à donc déjà commencé. Charles assiste au sacrifice d’un boeuf, et d’une multitude d’animaux. Il sera initié.
Tout commence pour l’artiste plasticienne Myriam Omar Awadi et moi vers 19h par un repas. Nous sommes bien une quarantaine sur deux tables. Des assiettes en carton. Pas de couverts, je comprends que nous mangerons avec les mains. J’avais partagé il y a peu à Dakar un immense Tiebou Dien maison avec Ngimbi, mangé à la main. Alors cela me rappellera un bon souvenir. Le riz, les légumes et la viande sont dans d’immenses bassines colorées. C’est tout simplement un régal. Je repense à un ami réunionnais décédé d’une cirrhose il y a trois ans. Après une opération du foie on lui avait interdit tout alcool. Il n’est pas parvenu à arrêter. Il a laissé son compagnon seul. S’en remettra t’il jamais ? Je repense à lui car il m’avait cuisiné un met présent ce soir à table, de très gros pois, des pois du Cap.
Une heure plus tard, je suis pieds nus comme toute l’assemblée, trempé de sueur, et des femmes tombent au sol sous l’effet de la transe. Nous avons été conduits à ce Servis Kabaré par Patrick Manent, un homme d’une bonne soixantaine d’année très respecté dans le milieu du Maloya et du Servis Kabaré. Il est salué par tous, les plus anciens, mais aussi par les tous jeunes. Le Maloya est cette musique des esclavisés interdite par l’administration coloniale. L’interdiction n’a été levée qu’en 1982 suite à des luttes. Car le Maloya est une musique anticoloniale. Malheureusement je ne peux comprendre les paroles comme je ne comprends mot quand on me parle le créole réunionnais car il n’a rien à voir avec mon créole. C’est très dérangeant d’être dans un contexte si proche mais d’être comme sourd et muet.
Au climax de la cérémonie, l’encens, le rhum, le vin rouge et de la farine sont projetés sur un poteau central orné de végétal. Un groupe tourne autour. Il est ruisselant d’alcool. Une lance métallique est pointée vers lui.
Un tout jeune homme, va installer pendant une heure une période intense de transe. Il est plié en deux et son visage est ailleurs. Il choisit des femmes, que des femmes, et les emmène vers le centre là où elles dansent, tournoient et perdent bientôt conscience. Quand elles tombent au sol, elles sont ramassées par 3-4 personnes et placées dans la salle attenante. Elles en sortiront les yeux hagards.
Le passage du tambour sur ma peau, la vibration atteignant jusqu’à mes cils. C’est patent. Ce n’est pas simple du tout pour moi de tenir face à pareille intensité. J’avais pour la première fois ressenti ça il y a quinze ans non loin de là, à l’île Maurice dans le plus grand temple hindouiste de l’île. Je me rappelle avoir repris mes esprits dans le bus du retour.
Il semble que musiciens et chanteurs soient exclusivement des hommes, parfois des enfants et des adolescents et il semble que cela soit les femmes qui rentrent en trans à quelques exceptions prêts.
Je danse comme Myriam. Charles est tout à son Nikon. J’interrompt ma danse quand je souffre trop du dos. Mon dos m’a épargné à Dakar. J’ai pu y marcher des heures. Mais ici, à La Réunion c’est une autre affaire.
L’accueil de la transe me subjugue. Un garçon de 17 ans bien peigné à la Stromaé. Il a d’ailleurs sa beauté. Pull Hugo Boss bleu marine qui rentre en transe sur un rythme semblable au Crump. Son corps se déchire. Une fois passé l’intensité, il se love dans les bras de sa mère qui jamais ne le quitte des yeux. C’est son tuteur, elle l’accompagne physiquement lorsque qu’il part.
Les tous jeunes enfants, ceux de 9-10 ans, les ado quand ils ne jouent pas d’un instrument, baignent dans le Maloya, dont les plus puissantes reprises de tambour génèrent la transe. Je leur trouve une qualité d’attention. Je retrouve chez plusieurs d’entre eux ce même regard sur celles, ceux qui rentrent en transe Ils ont pleine conscience d’assister à quelque chose de fort et à la manifestation d’une violence, mais leur regard arrêté est d’une immense douceur et comme tourné vers l’intérieur.
Un homme porte un chapelet fluorescent. Dans la maison de la femme qui nous reçoit, elle est assez âgée, non loin d’une chambre dédiée à un hotel du culte africain-malgache, un meuble est recouvert de céramiques blanches, des Maries, des Jésus Christ, etc.
A cette saison les Servis Kabaré sont rares. Ils ont surtout lieux en novembre autour de la Toussaint, la fête des morts ou plutôt des ancêtres. Alors Charles et moi qui découvrons le Servis Kabaré avons pleinement la conscience de vivre des moments rares.
A 1h20 un homme de 60 ans se fait mettre dehors par sa vieille maman sous les rires générales. Un kidnapping qui va laisser l’assemblée hilare.
En Martinique et en Guadeloupe nous aurions déjà eu à 5 h du matin plusieurs bagarres. Pourquoi la violence masculine ne s’exprime pas ce soir? Ici beaucoup moins d’alcool. Il arrive en effet au compte goutte de la cuisine. Mais je sens bien que ça n’explique pas tout, loin de là.
Il est 5h30 et il fait très froid. Ma doudoune ne suffit pas. Je suis pieds nus il faut dire.
A 6 h le culte des ancêtres africains-malgaches se réactive dans la petite salle de culte. Chacun se voit appliquer des huiles sur le front et de l’eau de Cologne sur le cœur. Je ne connais que cette eau de Cologne. Elle est utilisée en Guadeloupe et en Martinique ou encore en Haïti. J’en trouve dans tout Château Rouge., le quartier noir de Paris voisin du mien J’en ai toujours, comme j’ai du parfum Florida. Les chants sont répétitifs et l’encens sature l’espace.
Puis l’autel au sol sur une natte sera défait et transporté dans la cour. Une femme va pousser un cri venu du fond de ses entrailles. Dans la chambre, les images de la Vierge Marie sont partout autour du lit comme pour constituer une barrière de protection.
La cime des collines alentours se dessine, l’horizon s’illumine d’un pourpre léger. Les offrandes seront partagées. Cela correspond à la clôture du Servis. Il est 6 h.