Samedi 5 juin
C’est Nathalie qui me réveille à 10 h 00. Comme toujours, le café va rythmer ma matinée. Une forte odeur de lacrymo me saisit sur le balcon. Mon visage me brûle. On apprendra que les gendarmes ont délogé des jeunes des habitations pour faire passer une route. Décasage. Sur le balcon, au deuxième étage, je suis à l’avant-scène des explosions suivies de gerbes énormes de fumée dans le quartier de Majicavo Koropa à une demi-heure de la capitale. Sans les embouteillages. Réveil irréel sur fond d’hélicoptère en stationnaire et de détonations d’une guerre sociale, mais aussi sur fond du rythme du ka provenant des enceintes de Charles. Guy Konkèt chante : « Oui mé frè la Gwadloup malad o ! Fô nou sové péyi-la » (« Oui mes frères, la Guadeloupe est malade, il faut sauver le pays »). Les jeunes se sont regroupés dans notre ruelle de ciment avec trois-quatre grosses pierres dans chaque main. Certains portent leur tee-shirt sur la tête pour masquer leur visage. Le temps pour eux de reprendre leur souffle et de poser une nouvelle stratégie.
Au loin, derrière la mosquée, la mer est grise. Détonation. Le groupe de jeunes dévale la ruelle et disparait derrière des maisons en tôles. Une demi-heure plus tard, le quartier retrouve le calme. Les détonations s’espacent. Plus d’hélicoptère. De nouveau, on entend les piaillements des poules, des coqs et des poussins. Le groupe de jeunes réapparaît alors. Ils sont sous le balcon. Une détonation. Quelle zone du quartier a été touchée ? C’est la question que tous et toutes se posent après chaque explosion. Face à moi, à vingt mètres, se dégage du sol jusqu’au ciel un nuage de fumée qui atteint rapidement la terrasse, poussé par le vent de la mer. Nous sommes la cible, nous devons reculer et nous enfermer dans ma chambre avec Nathalie. Charles, lui, est dans le jardin pour faire démarrer le feu qui cuira le vivaneau macéré toute la nuit durant. Je reviens sur la terrasse, les jeunes n’ont pas reculé eux, ils se tiennent prêts. L’un d’eux profère des insultes à ce qui semble être un téléphone portable. Nous apprendrons par les voisins que c’était là tout l’enjeu de cette « guerre » : les jeunes, très tôt le matin, je dormais encore, ont dérobé à un gendarme un talkie walkie. Les gendarmes ont eu pour consigne de ne quitter Majicavo Koropa que lorsqu’ils auront récupéré ce talkie walkie.
Nathalie, qui n’était plus alors dans la sécurité de ma chambre mais était descendue chez les voisines pour s’enquérir de leur situation, des élèves du Collège de Majicavo à Mamoudzou, où nous intervenons, ne peut nous rejoindre. Les jeunes se déplacent plus haut dans la ruelle, les insultes se poursuivent au travers du talkie walkie. Elle va pouvoir traverser la ruelle et faire rentrer les élèves et une mère qui a un bébé dans ses bras. Elles étaient paniquées comme tout le quartier à l’idée qu’une lacrymo n’explose dans leur cour. La mère est malentendante. Du coup, elle ne peut se faire comprendre de son entourage. Cela ne l’empêche pas de parler, ce qu’elle fait à plein-temps.
Plus de détonations, les gendarmes s’en sont retournés à la caserne. Nous allons pouvoir passer en cuisine. Nathalie va cuisiner un riz pilaf à la morue salée, et Charles nous servira le vivaneau grillé accompagné de riz blanc et d’une « sauce chien » – oignons, cive, ail, piment, vinaigre recouvert d’eau bouillante.
(...)
Lundi 7 juin
3 h 30. Aujourd’hui, j’ai une classe NLS (non-lecteur non-scripteur). On m’en a beaucoup parlé et on m’a déconseillé de leur faire mes ateliers habituels. J’ai décidé de les tester avec l’atelier bateau en première heure plutôt que l’atelier cartographie dont les consignes sont plus nombreuses et plus complexes à expliquer. Mais je n’enlèverai rien à cet atelier bateau, il commencera par un questionnement sur des images de bateaux et des références artistiques, mon ami Barthélémy Toguo, Romuald Hazoumé et mon Boat réalisé en 2004, une installation de 9 mètres de long. On a voulu me dissuader d’avoir des classes NLS, moi j’en attends beaucoup, cela me correspond tout à fait, puisque l’idée de ces ateliers c’est d’accompagner les élèves dans un questionnement souvent politique. Mes ateliers se nomment « Questionner en rezistans II ».
Et puis ces élèves ont leur boîte à outils : ceux qui ne parlent pas le français mais le shimaoré – ils peuvent aussi venir du Congo, du Burundi, etc. – se font traduire par les autres pendant le cours ce que dit l’enseignant·e. Il y aura donc un bruit de fond, je vais devoir passer au-dessus. Sans perdre la voix. Je veille ce mois-ci à mes cordes vocales. Je dois trouver des solutions pour ma voix car j’ai failli la perdre dès la première heure. Heureusement, j’ai une voix qui porte, il vaut mieux dans une classe. Mais il faut que je la place de façon juste. J’ai appris à le faire dans mes performances Political Jam et Sé mésié kriminel la pa ka joué où je déclame sous le mode du cri ma poétique/politique bananiaire.
Ce sera atelier bateau. Après le diaporama avec les images de documentation, paquebots de tourisme, portes containers, bateaux de pêche, puis celles des références artistiques, nous fabriquerons des embarcations de fortune avec du fil de fer, de cuivre, de différents diamètres, de différentes couleurs, des bouts de ficelles, des rubans adhésifs.
5 h 05. Alors que le muezzin commence à officier, dans l’obscurité de la cuisine extérieure donnant sur le jardin, je prépare une omelette à l’oignon. Charles se réveillera à 5 h 45 et nous partirons à 6 h 15. Quarante-cinq minutes d’embouteillages. On se croirait à Fort-de-France en Martinique.
17 h 26. Coucher de soleil en bord de mer à Mamoudzou. Nous sommes dans ce qui devient notre QG. Les meilleurs samossas de viande de Mamoudzou, et des bières bien fraîches. Nous débriefons la journée avec Nathalie et Charles. Nathalie qui est artiste plasticienne et enseignante à Mayotte depuis un an et qui, par ailleurs, poursuit sa carrière d’artiste – au moment où j’écris ces lignes elle expose à la Box à Bourges –, a été celle qui a rendu cette résidence possible. Je leur parle de cet élève à qui je demande d’attaquer le volume maintenant qu’il a fini son croquis de bateau. Je perçois un son en réponse, mais n’y entends rien. Je me rapproche, j’entends, « je ne peux pas, j’ai un problème à la main ». Alors je vois sa main droite parcourue de cicatrices au niveau du poignet et de son bras gauche aussi. J’apprendrai plus tard par Solène, son enseignante, son histoire poignante. Cet enfant a commis un vol de portable qui a mal tourné. Il a été attrapé et celui à qui il a volé son téléphone, armé d’une machette, a tenté de lui couper la main droite. Il a aussi été touché à plusieurs reprises dans le dos. Cela a fait les titres des journaux.