jean-françois boclé
Chroniques de Dakar la verte
Chroniques de Dakar la verte
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Samedi 22 mai 2022
Ce matin j’ai fait des infidélités aux beignets du matin achetés chez la vendeuse du terminal du bus 61 dans le quartier des Mamelles. A 5h30 du matin cette fois elle m’a préparé un sandwich aux œufs avec 3 œufs, du piment, des frites, des oignons, de la mayonnaise et un mélange d’épices. Elle travaille sept jours sur sept, se couche à 19 h et se réveille à 1h pour tout préparer. Nous avons de pareilles femmes en Martinique.
Hier c’était le vernissage de mon exposition à la Galerie Atiss. Me revoilà au restaurant bar de la Corniche. Je suis le seul client mais je baigne dans le Zouk love. Tout va pour le mieux. Dans une heure, mon Tiebou Dien. Je suis dans le quartier de la galerie - Il faut dire aux taxis ancien immeuble Sen TV, en face du Cimetière musulman de Dakar, à côté de la Médina - car je dois faire les photos de mon solo. Je présente six travaux. Le moment de la prise des photos est mon moment. Il intervient le lendemain du vernissage. C’est là que je vois, à travers l’objectif de mon Canon 5D posé sur mon pied Manfreto, ce que j’ai fait parfois pendant des mois. Je me suis revu à l’atelier avec mes amis et assistants Cédric, Naldo et Shaka dans la réalisation de l’installation Dans les mains de Leopold II. Pour Dakar, 150 mains et 150 autres mains en prévision de l’exposition de groupe En des lieux sans merci à la Cité des Arts à la Réunion. Je ne voyais plus la fin de ce travail. J’en ai vraiment bavé. J’ai sué sang et eau. En me couchant le soir je ne savais pas si je tiendrai les délais. Et les soirs comme cela, ils s’enchainaient indéfiniment. Aujourd’hui je la vois cette installation, ces mains noirs caoutchouc comme sorties du feu, où plutôt des cendres de l’oubli, d’outre tombe. J’aime à les voir au travers du rectangle que me propose l’objectif.
La séance photo c’est aussi un travaille épuisant. Un vrai état de tension. C’est là que tout se joue. Mais je l’aime. C’est mon moment.
Dans 30 trente minutes ma récompense. Mon Tiebou Dien. Je n’aurai mangé que ce plat à Dakar. La répétition du même. Ça me va très bien.
Je parle peu de mes vernissage. Quoi en dire ? Ce moment ne m’appartient pas. J’appartiens au regardeur. Il y aura du monde, toute l’après midi, beaucoup de monde.

Lundi 24 mai
Avec Linda Boukhris, chercheuse en sciences sociales, nous allons en cette deuxième semaine à Dakar investiguer le végétal hégémonique et non hégémonique. L’artiste plasticien et la chercheuse. J’ai vite identifié un topos-objet pour ma restitution, car il en faut une. Il s’agit de l’herbier. Un topos-objet des plus hégémonique et à la colonialité à fleur de peau. Les botanistes accompagnaient en effet les « expéditions » des « découvreurs » européens et rassemblaient les terres à conquérir dans des herbiers.
À l’IFAN, je vais avoir l’honneur de rentrer dans la salle où est entreposé l’herbier de l’Afrique de l’Ouest. Je serai aussi très attentif à l’herbier que les botanistes emmènent sur le terrain.
Pour ma part je récolterai non pas du vivant, du végétal, mais des objets trouvés lors de nos longues marches, nos dérives intuitives avec Linda. Un peigne afro, un bout de compas au Jardin botanique de l’Université Cheik Anta Diop ou encore un bout de faux gazon sur la pointe des Almadies. La plus belle récolte-rencontre. Dérive intuitive car j’ai le sentiment d’être appelé par ces objets. Une jambe de poupée de 80 cm à Ouakam. L’artiste est alors celui qui relève.
A mon retour à Paris j’investiguerai aussi la technique du cyanotype, très usitée, avant l’invention de la photographie, par les botanistes. Nous sommes au XIXe siècle, le contexte d’apparition du cyanotype est donc colonial.
Les chroniques qui suivent interviendront aussi dans cet herbier antihégémonique et décolonial.

Du familier, pépinière de l’Université Cheik Anta Diop. Familiaris. Qui fait partie de la famille, de la maison. Qui me renvoie au jardin de mon enfance en Martinique, à celui de l’Anse Madame Schoelcher avec son immense jardin, et son immense terrain derrière. Mes frères et moi y avons travaillé sang et eau. Nous avons aujourd’hui tout perdu. Rien de cette famille ne perdure en Martinique. Et moi qui y suis interdit.
Familiaris. C’est Alexandre qui m’a souvent dit : « toi, quand ça te rappelle la Martinique, tu es heureux ».

La Sapota achras , de la famille des sapotaceae, est native d'Amérique Centrale et des Antilles. Il y a plus de 5 000 ans, les Mayas, au Mexique, mastiquaient déjà de la sève de sapotillier. C'est l’État-Unien Thomas Adams qui, en mélangeant du chicle avec de la résine et du sirop, fabrique puis commercialise en 1872 les premiers chewing-gums. Le chicle ponctue les deux guerres mondiales du XXe siècle, transportés qu’ils sont dans les poches des GI.
Les vendeuses de chicle à Fort de France. Nous ignorons en Martinique ce lien entre les chicle, je préfère l’écrire chiclé et nos si chères sapotilles. La sapotille est á ma bouche l’un des meilleurs fruits au monde. Il n’est pas trop sucré, il est très généreux du fait de sa fine peau et le palais, la langue, lors de la dégustation se retrouvent vite enduit d’un latex blanc, la sève du sapotiller appelée chicle celui qui est extrait des branches et du fruit pour la fabrication des chewing gum.

Carica papaya, est une plante de la famille des Caricacee originaire d’Amérique centrale.
En Martinique nous utilisons sa sève, toxique pour l’homme, pour attendrir le lambi (gros mollusque dont je suis très friand). Les graines de la papaye ingérées, contenant de la papayine sont aussi utilisées pour faciliter la digestion. C’est mon père qui m’a appris cet usage digestif. Il est, il faut dire à la base pharmacien biologiste. Par la suite il a ouvert des magasins de vêtements, salon de thé, restaurant, club de jazz, et de musiques caribéennes (toujours avec orchestre, toute ma petite enfance. Je me rappelle même une conversation dont je tairai le sujet ici avec feu le grand Cheo Feliciano), hôtel.
Nous avions plusieurs papayers à la maison de Shoelcher Anse Madame. Une maison absentée par le père. Il n’y venait que pour nous faire travailler sous le soleil. Le matin, avec mes deux frères, quand nous nous levions avant l’heure du petit déjeuner nous nous jetions sur les restes de table des chauves souries : des papayes.

Le goyavier appartient à la famille des myrtaceae. Le lieu d'origine de la goyave n’est pas certain, mais il est considéré comme une zone située entre la Mexique du Sud et l'Amérique centrale. Il a ensuite été transmis par les humains, les oiseaux et d'autres animaux dans toutes les régions tempérées chaudes d’Amérique tropicale et des Antilles. Il y a plus de 150 espèces de goyave.
Sa prononciation à Dakar et aux Antilles françaises est la même que celle du mot voyage. Non pas vo-yage mais voyage. Non pas go-yave mais goyave. Cela a toujours arraché mes oreilles, le mot go-yave. C’est la prononciation de ceux celles qui viennent de la France hexagonale. Chez le pépiniériste, j’ai tenté de reprendre plusieurs fois Linda : goyave. Nous passions un tel moment à l’ombres des arbres, dans leur fraicheur et leur humidité. Le tropical que je suis était dans son biotope. Un Dakar bien loin de la réalité, ville devenue sahélienne, sèche, sans quasi présence du végétal, très minérale. La pression immobilière est maximale. Dakar s’appelait pourtant avant Cap vert comme nous la appris Jules Diiouf, professeur de biologie végétal à L’université Cheik Anta Diop. Nous avons après notre conversation avec le pépiniériste, assisté à l’un de ses cours sur la chlorophylle. Encore du familiaris. J’adorais les cours de biologie.
En Martinique nous faisons une excellente « marmelade » de goyave. Je ne suis pas sucre, mais là je fais grandement exception.
Nous n’avions que deux types de goyaves dans notre jardin dont les goyave poire. J’adorais grimper et m’isoler de mon contexte familial toxique dans les branches d’un de nos goyaviers. Personne ne me cherchait là. Je recherchais le contact de l’écorce du goyavier, de sa peau car son écorce s’y apparente. Infiniment douce.

L’annone muricata appartient à la famille Annonaceae et est originaire de la Caraïbe. Contrairement au goyavier dans les branches duquel je me lovais, je ne pouvais le faire dans le pied de corossol. En effet une espèce de fourmis très agressives occupait les lieux. Nous consommons ce fruit en jus. Excellent. Ses feuilles sont utilisées en bain pour calmer les enfants. Le fruit du corossol constituait aussi nos petits déjeuners à même le sol. Nous avions une gôle de bambou avec un couteau très aiguisé à son extrémité pour les cueillir en évitant la colonie de fourmis.

Mangifera indica est originaire d’Inde et appartient à la famille Anacardiaceae. Les mangues représentent environ la moitié de la production mondiale de fruits tropicaux. Nous n’avions pas de pieds de mango (il y en avait un très ancien de la famille Bellance, ma famille d’ascendance d’engagés chinois ou vietnamien, en face de la maison des Boclé). Mais différentes espèces de mangues dont les meilleurs étaient les mangues Julie. Quand je repense au fait que mon père a tout perdu je repense à ce pied de mangues Julie. Ma mère en raffolait.

Annona squamosa est de la famille des Annonaceae et originaire d'Amérique tropicale.
Je dois dire que j’ai fait fort chez l’horticulteur. J’ai reconnu quasiment toutes les plantes citées ici. Mais reconnaitre un pied de pomme cannelle d’un pied de sapotille quand il font 30 cm ,c’est osé.

Plectranthus amboinicus est une plante vivace de la famille des lamiacées, comme le thym ou la sauge, mais en apparence il ne ressemble pas du tout au thym. Il a de grandes feuilles qui sont très épaisses et juteuses. Originaire d'Asie tropicale ou d’Afrique de l’Est et cultivée dans les zones tropicales à travers le monde. Parmi les 300 espèces que compte le genre Plectranthus, cette espèce est la plus connue.
Le gros thym est central en Martinique car il intervient dans le mélange d’épices utilisé pour faire mariner poissons et viande. Et nous faisons systématiquement tout mariner. J’ai du coup beaucoup de mal à apprécier des poissons cuits à l’Européenne. Et puis, la chair des poissons tropicaux est imbattable.
J’ai du gros thym chez moi à Paris. Un pied de 2 mètres de haut. Comme mon père d’ailleurs qui habite Montréal depuis deux ans après avoir passé dix ans dans un pueblito de la République Dominicaine. Mais il arrose trop son gros thym, alors il dépérit. Le gros thym est très généreux lorsqu’il est arrosé avec justesse. Mon gros thym, je l’ai acheté chez les Sri Lankais à La Chapelle dans le 18e arrondissement de Paris.

Le citronnier est de la famille des Rutacées. Il est vraisemblablement originaire du Cachemire.
Parmi la fratrie c’était toujours moi qui était de corvée de citronniers. Et nous en avions beaucoup. Aussi, d’excellentes chadèques. Il s’agissait d’enterrer au pied des citronniers les entrailles des poissons vidés en cuisine. Je n’aimais pas ça. La terre au pied des citronniers était très dure et il y avait souvent des fourmis rouges qui logeaient pas loin comme elles raffolent des restes de poissons.

La Citronnelle ou Verveine des Indes, nommée par les anglophones Lemon Grass est une graminée très commune en Afrique de l’Ouest et Centrale, mais aussi en Asie du Sud Est d’où elle est originaire.
J’en cultivais beaucoup près de ma chambre à Schoelcher Anse Madame car la citronnelle éloigne les moustiques. Et quand l’un d’entre nous était grippé ou enrhumé, ma mère nous préparait une tisane avec ma citronnelle et du miel produit Martinique.

Le Coccoloba uvifera est une plante arbustive du genre Coccoloba et de la famille des Polygonaceae. Elle doit son nom à ses fructifications ressemblant superficiellement à des grappes de raisin. Coccoloba uvifera serait la première plante américaine que Christophe Colomb aurait trouvée, en débarquant le 12 octobre 1492, date funeste, sur l’île de San Salvador dans les Bahamas.
Là nous sommes les dimanches. A la plage avec mes frères et ma mère. Le sel dans ma bouche et celui des raisins de mer que je dévorais pour attendre le déjeuner partagé sur le sable.

Fromager, désigne certains arbres de la famille des Bombacaceae (ou Malvaceae). Ces arbres devraient leur nom au fait que leur bois était utilisé dans la fabrication de boîtes pour les fromages.
Un fort mysticisme entour le Fromager. En effet, cet arbre est considéré comme sacré aux Antilles. Il est donc protégé et respecté. En effet, certains considère que cet arbre est habité par les esprits (Arbre à Zombis). Il ne faut pas le couper lorsqu’il est en vie sous peine de malédiction et ses hautes branches serviraient de refuge aux créatures de la nuit. Les Caraïbes utilisaient rarement le coton du Fromager car selon la légende leur sommeil en eut été hanté.
Vers le Morne Rouge et le Morne Vert, nous en croisions avec mes frères. Nous faisions des randonnées d’une à deux journées dès que notre père ne se manifestait pas. Auquel cas nous devions travailler à l’élaboration de son petit empire. J’ai cette chance en tant que personne diasporique d’avoir parcouru le moindre chemin de la Martinique. J’ai foulé la Martinique.

Notre repas avec Linda, sous le soleil continu de l’immense Université Cheik Anta Diop - une ville dans la ville -, ce sera à l’une des petites cafétéria usitée par les étudiants. Nous serons très bien reçus. Deux hamburgers avec des frites à l’intérieur. Je me suis régalé.

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