jean-françois boclé
Les Inrocks-2016--ref553
Les Inrocks

 

Article de .

Mai 2016, Paris.

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Comment la banane du Velvet Underground inspire encore l’art contemporain


Jean-François Boclé, "The Tears of Bananaman", 2009-2012, installation, 300 kilos de bananes, bananes scarifiées, socle en bois. ©Jean-François Boclé /Adagp.



Pop et phallique chez Andy Warhol, la banane n’a cessé d’inspirer les artistes. Caution tropicool pour natures mortes en mal d’ailleurs, totem pré-packagé de la société de consommation, rappel pas si innocent d’un passé colonial trouble : l’histoire de l’art se teinte de jaune. Focus sur trois interprétations contemporaines à l’occasion de l’expo consacrée au Velvet Underground

Philarmonie de Paris



 

Prenons la pomme. La pomme, c’est Paul Cézanne, omniprésente dans ses peintures, reliant le temps de l’atelier au cycle rural des saisons. Les poivrons ? On pense à Edward Weston, et ses photos studio en noir et blanc, où un légume vaguement difforme se voit sublimé en corps de femme, tout en courbes et en déliés.

 

Et la banane ? Avec la banane, les choses se corsent. Bien sûr, l’autoroute sémantique nous ferait filer droit vers Andy Warhol, et la pochette iconique que le pape du pop-art réalisa en 1967 pour The Velvet Underground et Nico. Facile, alors, d’y voir une simple starlette des 60s, que l’on a vite fait d’éplucher, dont on consomme avidement la chair, et que l’on jette ensuite sans regarder derrière soi. Mais voilà : la peau de banane, on le sait, n’aime pas qu’on l’oublie. Un moment d’inattention suffit pour qu’on mette le pied dessus, et c’est la dégringolade.

 

La représentation de la banane dans l’histoire de l’art nous l’apprend : riche de symboles, le fruit permet de dresser en creux toute une histoire souterraine de l’art des deux derniers siècles. Dans la tradition de la nature morte, on la trouve, sage, chez George Braque, rangée dans le compotier parmi les plus discrètes pommes et bananes traditionnelles. Très vite, elle refait surface chez le surréaliste Giorgio de Chirico, et se pavane, hiératique, dans un décor de colonnes grecques.


 

Dans les années 1960, elle devient inséparable de la naissance de la société de consommation, dont elle alimente les rayons des tout nouveaux supermarchés. Le pop-art, qui émerge à ce moment, lui donnera ses lettres de noblesse. Totem banal du quotidien, on la retrouve non seulement chez Andy Warhol mais aussi, moins phallique et plus sociale, chez Claes Oldenburg ou Roy Lichstenstein.

 

Puis, retour de bâton : pour achalander les rayonnage des grandes surfaces, il aura fallu, se rend-on compte, asservir les marges par la mono-culture intensive et l’épandage de pesticides nocifs. Plutôt qu’un long discours, un fruit oblong suffit à renvoyer à des décennies d’asservissement, de colonisation voire d’esclavage. Récemment, le français d’origine antillaise Bruno Peinado, invité à exposer Nantes, ville portuaire où l’on débarquait autrefois les cargaisons en provenance des Antilles, en faisait le sujet de son expo « L’écho/Ce qui sépare » il y a deux ans.

Encore aujourd’hui, les artistes contemporains incorporent le jaune banane à leur palette, la chargeant de significations diverses. Focus sur trois d’entre eux, qui réinterprètent à leur manière la plus iconique des bananes : celle de la pochette du Velvet Underground, en résonance avec l’exposition que consacre actuellement au groupe la Philarmonie de Paris. The Velvet Underground. New York Extravaganza jusqu’au 21 août à la

Philarmonie de Paris




 

Jean-François Boclé : le rire jaune de l’exploitation coloniale




Jean-François Boclé, “The Tears of Bananaman”, 2009-2012, installation,
300 kilos de bananes, bananes scarifiées, socle en bois. ©Jean-François Boclé /Adagp.

 

 

Depuis 2006, je me suis saisi de ce sur-signifiant qu’est la banane, un fruit surchargé de racisme et de colonialité, qu’il suffit de porter autour de la taille comme Joséphine Baker pour évoquer un ailleurs exotique. Je travaille sur leur bipolarité : un jaune hypermarché, et un jaune violent qui renvoie à l’exploitation économique, sociale et écologique des plantations. Avant de m’être saisi de ce fruit, c’est lui qui s’était saisi de moi. Né dans la commune rurale du Saint-Esprit en Martinique, la banane a fait de moi un local. Au-dessus de ma maison, les avions d’épandage déversaient l’un des pesticides les plus toxiques jamais conçus par l’industrie agro-chimique : le Chlordécone, de la famille du DDT. Le « Bananaman » a fait son apparition dans mon travail pour la première fois en 2006. Tel un super-héros, ce personnage est devenu l’emblème de ma colère. J’en ai fait une installation qui prend la forme d’un gisant : son corps est entièrement composé de bananes. Il est présenté face à de grandes peintures, où ont été inscrits le noms de footballeurs noirs à qui l’on avait lancé des bananes dans des stades de foot européens pour les réduire à une condition de singe. Ainsi, une banane suffit à reconduire cinq siècles d’esclavage. Dans « Tears of the Bananaman », la peau du Bananaman est scarifiée. Les mots qu’on y lit renvoient à la toxicité. Lorsque l’on fait une petite incise sur la peau de ce fruit, la sève s’oxyde et devient noire : la couleur refoulée des rayonnages des supermarchés du Nord réapparaît.”


Armand Jalut : l’érotisme trouble de la nature morte 2.0


Armand Jalut, “CLASS VFK2560”, 2013, huile sur toile © F. Kleinefenn



“Cette série provient d’un séjour à Los Angeles effectué dans le cadre d’une résidence en 2013. En visitant une usine de confection American Apparel, que je trouvais emblématique de l’ambiance cool et sexy de la ville, j’ai commencé à représenter des machines à coudre. A celles-ci, j’ai superposé des éléments organiques ou alimentaires tropicaux: des bananes, des tranches de pamplemousse, ou des perroquets. Le premier plan et le second plan s’entrelacent et se télescopent, et la perspective s’aplanit. A la base de mon travail de peintre, il y a une première phase de collage, qui se fait sur Photoshop, où j’assemble par couches les images trouvées, que je collectionne. La peinture ne peut pas rester à l’écart des ressources offertes par les technologies modernes. Ce que je fais sur Photoshop, avant une réalisation minutieuse sur toile, est une partie à part entière du processus de travail. Ainsi, lorsqu’on peint, on hérite forcément de traditions, comme ici la nature morte, mais on peut aussi en importer d’autres, plus actuelles. Cette série, j’y ai travaillé pendant deux ans, avant de la présenter en 2014 à la galerie Michel Rein, qui me représente, avec l’expo « A piece of lace ». Il y avait aussi une bande-son, inspirée de musiques de films érotiques, composée par le musicien Nicolas Dubosc. J’avais pour ma part écrit les paroles de l’un des titres.”


Vincent Kohler : la résonance post-pop des objets sans qualité


Vincent Kohler, “Banana Split”, 2013. bois. Photo (c) Vincent Kohler



“Banana Split est une édition en bois de 12 exemplaires d’un porte banane inspiré d’un objet vu sur un marché aux Caraïbes. La banane fait partie de ces formes archétypales, directes et chargée d’affect, que j’utilise fréquemment dans mon travail en vertu de leur pouvoir évocateur et troublant – tout comme le faisait des artistes du pop art comme Claes Oldenburg ou James Rosenquist. Je manipule, j’agrandis ou je combine des objets familier dont la forme simple s’impose d’elle-même, sans complication : c’est la raison pour laquelle les aliments constituent souvent une grande source d’inspiration pour moi. L’art américain des années 1960-1970 m’intéresse particulièrement, puisque c’est une période où ont coexisté des artistes produisant des œuvres très léchées et plus brutes en termes de finitions : Ed Kienholz, Robert Rauschenberg ou Michael Heizer. Ce va-et-vient entre le fini et le brut, nourri de nombreux voyages aux Etats-Unis, a fini par devenir symptomatique de ma façon de créer. Les formes simples que j’affectionne, comme la banane, la saucisse ou le cactus, ont forcément un penchant érotique : c’est un versant de mon travail que je ne maîtrise pas intentionnellement, mais qui n’en est pas moins récurrent. D’ailleurs, mon premier cauchemar d’enfant mettait en scène une banane pendue au plafond de la chambre de vacances…”


The Velvet Underground. New York Extravaganza jusqu’au 21 août à la Philarmonie de Paris





 

Je joins à cet article l'ITV faite par Ingrid Luquet-Gad des Inrock dont ce texte est le résumé (JFB) :


 

Nombre de vos oeuvres reposent sur un signifiant visuel en apparence banal : la banane. Que symbolise-t-elle ?


Depuis 2006, je me suis saisi de ce (sur)signifiant qu'est la banane, fruit surchargé de racisation, de colonialité, icône d'un ailleurs exoticisé porté à la taille.

 

Le prix à payer pour que nos si chères starlettes wharoliennes au jaune immaculé se retrouvent sur les étalages du Nord, est la racine étymologique des Républiques bananières, celles des Suds, celles du Nord. Je travaille sur leur bipolaritée éhontée, un jaune hypermarché, et et à l'autre bout de la cyclotymie, un jaune monocultures d'exportations, un jaune violence économique, sociale et écologique.

Avant de m'être saisi de ce fruit, c'est lui qui s'était saisie de moi. Né dans la commune rurale du Saint-Esprit en Martinique (un département français Latino Américain), la banane a fait de moi un "local" outre-atlantique : au-dessus de ma maison, les avions d'épandages déversant des pesticides parmi les plus toxiques jamais conçus par l'industrie agro-chimique, le Chlordécone - de la famille du si funeste DDT - et tout autour, dans les rues, dans la ville, dans les esprits, les dégâts d'une monoculture de dépendance.




 

"Tears of the Bananaman", notamment, est une installation ambitieuse où 300 kilos de bananes scarifiées sont assemblées de manière à former le corps d'un gisant. Quelle a été l'origine de la pièce ?


Le Bananaman, est apparu en 2006. Comme dans le monde des super-héros que je cotoie beaucoup (rire), ma colère a pris forme, par multiplication d'un élément du réel auquel qui me parle de la toxicité, de l'atteinte. Comme le sable de Sandman.

 

Ici, des banananes en colères sont devenu un gisant, d'abord dans l'installation Banana Project que j'ai présentée en 2007 à Maurice, puis à Liverpool, Suède et Martinique. Le gisant fait face a de grande peintures, comme des stèles de granite, avec inscrit en blanc le noms de footballeurs noirs qui avaiient reçu des bananes dans des stades de football européens pour signifier leur parentée avec les singes. Ces gestes sont en général accompagnés de cris de singes. C'est un particularité de l'attaque raciste que de reconduire en une fraction de seconcdes toute l'histoire raciste dont un groupe a été victime. Pour les Noirs, une bananes en 2006 en Espagne reconduit 5 siècles d'horreurs. Ce travail mettais cela à nu et à pourrir. Je laisse toujours le corps du bananaman pourrir comme s'il ne pouvait s'en relever, comme s'il était vain de se lever.


Dans "Tears of the Bananaman", la peau du Bananaman se voit scarifiée-parcourue de mots, ceux renvoyant à la toxicité. Lorsque l'on fait une petite incise sur la peau de ce fruit, avec l'ongle par exemple, une minute après, la sève présente dans la banane s'oxyde pour atteindre une couleur quasiment noire, la couleur refoulée des rayonnages des supermarchés du Nord. Elle va suturer cette griffure, puis comme pour le tronc d'un arbre, la peau va comme s'enrouler autour de cette blessure.


 

Je mets mes mots à pourrir, l'écriture elle même devenant vaine : EAT YOUR LIBERTY, CONSOMME TOI, POETICA BANANERA, NOUS SOMMES TOUS DÉPENDANTS, OBÈSE MOI, SMILE PLANTATION, WORDS ARE POLLUTION, ÎLE POUBELLE, YELLOW DEATH, ABÎME MOI, A FRUIT A GUN, I LIKE MY PROSTATE CANCER, CHLOREDECON ISLAND.





 

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la performance culinaire que vous présenterez à la Biennale de Darkar cette année ?


 

Je présente une performance dans l'un des six commissariats invités par Simon Njami, celui de Nadine Bilong qui propose une série de performances avec entre autres mon ami Barthélémy Toguo (Le manifeste de la Cité dans le Jour Bleu).


Political Jam va proposer aux Dakarois un rapprochement transatlantique autour d'une spécialité de la Martinique, la confiture de bananes.

 

Si mon Amérique a survécu, pour partie, au premier pas d'un Colón sur le sable habité d'un îlot des Bahamas, si l'Amérique a survécu, pour partie, aux quais des ports (in)humains, et si l'Amérique a survécu à elle-même dans les siècles qui ont suivi, c'est peut-être parce que l'Homme y a inventé, face aux violences physiques et symboliques qui lui étaient faites et qui sont toujours à l’œuvre, un résister qui pour partie était un "se laisser traverser", une stratégie de perméabilité à ce qui est viral, exogène, que l'on peut entre autres repérer dans les processus de créolisation.

En regard de cette américanité-là, cette performance culinaire conviera le public à ingérer, lors d'une grande abbuffata des mots/maux, à partager une confiture de poétique/politique bananière.


Le public à Dakar choisira-investira parmi 200 bananes scarifiées de mes écrits ce qui fait pour chacun d'entre eux viral et toxique, poison et venin. Ils me remettront leur banane-manifeste qui sera devenue leurs mots/maux que je vais cuisiner en confiture de parole collective avant de les dire à un micro. Dans le faitout, la confiture cuira pendant 1h15, fusionnant sucre de canne, cannelle, muscade, gousses de vanille, zeste et jus de citron, rhum ambré martiniquais, avec ce fruit bipolaire. Chaque participant se verra remettre un pot de Political Jam au terme de la cuisson.


 

J'avais envie de répondre cette l'invitation de Simon Njami et Nadine Bilong en invitant le public à métaboliser du politique et célébrer ensemble l'enchantement du génie humain quand il se laisse traverser par l'atteinte, un processus de survie que le monde Afro-Américain connait bien.

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